CHAPITRE PREMIER
Il fait nuit et je viens de me réveiller en sursaut quelque part dans la maison. Le grenier est en flammes. La fumée m'asphyxie. J'ai dix ans dans moins d'un mois et je vais déjà mourir. Ça commence bien, la vie !
C'est ma faute. J'ai dû faire "la" très grosse bêtise. Chez nous, chaque fois que quelqu'un fait "la" très grosse bêtise, la maison brûle. Il n'y a pas que dans les rédactions où il faut éviter les répétitions. Pour les incendies aussi.
La première très grosse, c'est mon frère
Roland qui l'a faite. On habitait encore à la Grand-Rue, pas
très loin d'ici. Il a mis le feu à de vieux chiffons au
grenier, pour ne pas retourner au Centre d'apprentissage. Les
machines de l'atelier lui faisaient peur.
- Tais-toi ! Si le monsieur de l'assurance t'écoutait, ton frère irait en prison.
J'entends la voix de la m'am au fond de mon oreille. La droite, celle des histoires pour s'endormir. La m'am est toujours à mes côtés. Elle flotte dans les airs, ne dort jamais, vole, apparait, disparaît, se glisse sous mes paupières, dans la poche de mon short, ou dans mon cartable. J'ai de la chance, j'ai une maman Peter Pan.
- C'est un court-circuit. Tu te souviendras si le monsieur de
l'assurance te demande : un court-circuit ! Il est joli ce mot. Tu
pourrais l'écrire sur ton cahier de collection. (...)
J'ai une manie, je collectionne. Les mots compliqués, les énumérations, les titres étranges des journaux, les étiquettes de camembert et les soldats Mokarex des paquets de café. La famille, elle, collectionnerait plutôt les ennuis.
La maison de la Grand-Rue a brûlé en pleine nuit de l'hiver 1954. Il gèle à moins quinze. Sur le trottoir, la mère vérifie pour savoir si elle a son compte d'enfants... Dix, onze, et douze ! C'est bon, on peut y aller. Cette fois-là, ce qu'on a pu sauver tient dans la charette à bras.
- On a eu de la chance, comme on n'avait rien, on n'a pas perdu grand-chose. La m'am rigole quand elle raconte comme si rien n'était jamais grave. Pourtant, pas un hôtel, pas un abri pour nous accueillir.
Le père avait écouté l'appel de l'abbé Pierre à la radio (1). On y parlait de charité, de justice et d'amour, mais la tribu gelait sous le bec de gaz du rond-point. Alors, charité bien ordonnée... Le p'pa a donné un grand coup d'épaule dans la porte de la première maison libre. Comme au maquis ! (2) Sauf qu'il n'avait pas son joli 7,65 tout chromé. Cette nuit-là, j'ai appris le mot "réquisition".
Douze enfants ! Mais monsieur, ça ne tiendra jamais
là-dedans !
Celui qui parle, c'est le commissaire de police
réveillé en pleine nuit. "Ça ", c'est nous et,
"là-dedans", c'est la maison que le p'pa a trouvée.
D'accord, elle est petite et parait recroquevillée par le
froid, mais elle est à nous. Il faudra attendre qu'il fasse
beau pour avoir une idée de sa vraie taille. Le soleil,
ça grandit.
- C'est vous qui voyez, monsieur, mais ça ne tiendra jamais.
Le commissaire est retourné au chaud à l'arrière
de sa 203 pour rédiger le procès-verbal. Du haut du
perron, mon père lui décrit ce qu'il trouve à
l'intérieur de la maison, et lui, traduit ça dans sa
langue.
- Une demeure bourgeoise sise au 93 de l'avenue Meissonnier à
Villemomble, département de la Seine, sur jardin clos
arboré et comportant : pour principal, une pièce
à fonction de salle à manger, deux chambres, une
cuisine, des waterclosets servis par un tout-à-l'égout,
et agrémentée, en dépendance, d'une remise et
d'un auvent.
Il n'y a pas que le soleil qui agrandit les maisons, une jolie
langue aussi. Malgré les efforts du commissaire, la
nôtre est minuscule, mais il y a des lilas, un rosier et un
cerisier dans la cour.
- Il n'aura pas le temps de fleurir qu'on sera déjà relogés.
Daniel Picouly, Le champ de personne, (Éditions
Flammarion, 1995, pages 9 à 11).
(1) Pendant l'hiver l954,1'abbé Pierre a lancé un appet à la radio pour dénoncer le scandale des sans-logis.
(2) Le père du narrateur a été résistant pendant la Seconde Guerre mondiale.
QUESTIONS
1 - Compétences de lecture /10 points
familiale du narrateur. /3
2. Ces événements sont dramatiques. /3
Le ton employé pour les raconter l' est il également ?
Vous rédigerez votre réponse et vous la justifierez en relevant au moins 3 éléments du texte.
3. Le narrateur affirme : " J'ai dix ans ". Vous rechercherez, dans le texte, 4 indices montrant au lecteur qu'il s'agit bien d'un enfant. /4
II - Compétences d'écriture /10
points
Quelques jours après l'incendie, un journal populaire fait
paraître un article relatant les événements
vécus par la famille du narrateur en 1954.
Rédigez cet article en une vingtaine de lignes et donnez-lui
un titre. Vous tiendrez compte du
caractère dramatique de la situation.