Antonio Skarmeta est né en 1940 à
Antofagasta au Chili, il doit s’exiler de son pays en 1973 alors qu’il est
professeur à l’université de Santiago. Il enseigne actuellement la
littérature latino-américaine en Allemagne. Scénariste pour le cinéma et la
télévision, il est aussi conteur et écrivain. Parmi ses romans, on trouve Beaux
Enfants, vous perdez la plus belle rose, et Une ardente patience,
adapté à l’écran avec le titre Le Facteur.
Le jour de son anniversaire,
on offrit à Pedro un ballon. Pedro protesta parce qu'il en voulait un en cuir
blanc, avec des parements (1) noirs, comme ceux dans lesquels tapaient
les footballeurs professionnels. Par contre, celui-ci, en plastique jaune, lui
paraissait trop léger.
« On veut mettre un but
de la tête et il s'envole. On dirait un oiseau tellement c'est une plume. -
C'est mieux - lui
dit son père, - comme ça tu ne t'assommeras pas. »
Et il lui fit de la main le
geste de se taire parce qu'il voulait écouter la radio. Au cours des derniers
mois, les rues de Santiago s'étaient remplies de militaires. Pedro avait
remarqué que tous les soirs son papa s'asseyait dans son fauteuil favori,
sortait l'antenne de son appareil vert et écoutait attentivement des nouvelles
qui arrivaient de très loin. Parfois venaient des amis de son père qui fumaient
comme des cheminées et qui, après, s'étendaient sur le sol et approchaient leur
oreille du récepteur comme si on allait leur distribuer des friandises par les
trous.
Pedro demanda à sa mère :
« Pourquoi
écoutent-ils toujours cette radio pleine de bruits ?
- Parce que ce qu'elle dit
est intéressant.
- Qu'est-ce qu'elle dit ?
- Des choses sur nous, sur
notre pays.
- Quelles choses ?
- Ce qui se passe.
- Et pourquoi on l'entend si
mal ?
- Parce que la voix vient de
très loin. »
Et Pedro pointait un oeil
ensommeillé, pour essayer de deviner à travers quel versant de la Cordillère (2)
découpé par sa fenêtre pouvait se faufiler la voix de la radio.
En octobre, Pedro participa
à de grands matches de football dans le quartier. Il jouait dans une rue avec
beaucoup d'arbres, et courir sous leur ombrage au printemps était presque aussi
agréable que de nager dans le fleuve en été. Pedro avait l'impression que les
feuilles murmurantes étaient l'énorme tribune d'un stade couvert qui
l'ovationnait (3) quand il recevait une passe précise de Daniel, le fils
de l'épicier, et qu'il s'infiltrait comme Simonsen au milieu des échalas de la
défense pour marquer le but.
Un jour, Pedro descendit à
toute allure sur l'aile droite, là où aurait dû se trouver le poteau de corner
si on avait été sur un terrain réglementaire et pas dans la rue en terre battue
du quartier. Quand il arriva devant Daniel, il fit semblant d'avancer avec une
feinte de corps, il garda le ballon dans ses pieds, le fit passer par dessus
Daniel, affalé dans la boue, et il le poussa doucement entre les pierres qui délimitaient
le but. « But ! », cria Pedro, et il courut vers le centre du terrain
pour y attendre les félicitations de ses équipiers. Mais cette fois personne ne
bougea. Ils restaient tous cloués à regarder vers l'épicerie. Quelques fenêtres
s'ouvrirent et des yeux apparurent dans l'encoignure, comme si un magicien
célèbre ou le cirque des aigles humains avec ses éléphants danseurs était
arrivé. Des portes, en revanche, s'étaient refermées, claquées par une rafale
de vent soudaine. Alors Pedro vit que deux hommes entraînaient le père de
Daniel, tandis qu'un groupe de soldats pointaient leurs mitraillettes sur lui.
Quand Daniel voulut s'approcher, un des hommes le retint en lui mettant la main
sur la poitrine.
« Du calme », lui cria-t-il.
L'épicier regarda son fils et lui parla tout
doucement.
« Occupe-toi bien de la boutique. »
Alors que les hommes le poussaient vers la jeep, le
père voulut porter la main à sa poche et aussitôt un soldat leva sa
mitraillette :
« Attention !
- Je voulais donner la clé à mon fils, dit
l'épicier.
- C'est moi qui le ferai », dit l'un des
hommes en lui prenant le coude. Il palpa le pantalon du détenu et, là où se
produisit un bruit métallique, il plongea la main et ressortit les clés. Daniel
les attrapa au vol. La jeep démarra et les mères se précipitèrent dans les
allées, prirent leurs enfants par la peau du cou et les rentrèrent dans les
maisons. Pedro resta près de Daniel au milieu de la poussière soulevée par le
départ de la jeep.
« Pourquoi ils l'ont emmené ? »,
demanda-t-il.
- Mon papa est de gauche, dit Daniel en
enfonçant les mains dans ses poches et en serrant les clés dans son poing.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Qu'il est antifasciste. »
Pedro avait entendu ce mot-là les soirs où son père
avait l'oreille collée à la radio verte, mais il ne savait pas encore ce qu'il
signifiait et, en plus, il avait du mal à le prononcer. Le « f » et le « s »
lui dansaient sur la langue et en les prononçant, un soc plein d'air et de
salive lui sortait de la bouche.
Pedro rentra chez lui en tapant dans son ballon, et
comme il n'y avait personne avec qui jouer dans la rue, il courut jusqu'au coin
opposé pour attendre son père qui rentrait en autobus du travail. Quand il
arriva, Pedro passa ses bras autour de la taille de son père, car il ne pouvait
pas aller plus haut, et son père se pencha pour l'embrasser. Il sentit que la
main de son père lui prenait la tête et la pressait tendrement contre son
pantalon.
« Des soldats sont venus et ils ont arrêté
le papa de Daniel.
- Oui, je le sais, dit le père.
- Comment tu le sais ?
- On m'a prévenu par téléphone.
- Daniel s'est retrouvé à la tête du magasin. Il
se pourrait bien que maintenant il ne fasse plus payer les bonbons.
-Ça m'étonnerait.
- On l'a emmené en jeep. Comme celles qu'on voit
dans les films. Tu crois qu'on va le voir à la télé ?
- Qui ?, dit le père.
- Don Daniel.
- Non. »
Le soir ils finirent tous les trois de dîner en
silence et Pedro alla mettre son pyjama qui était orange avec des tas de
dessins d'oiseaux et de lapins. Quand il revint, son père et sa mère étaient
enlacés sur le canapé, l'oreille collée à la radio qui émettait des sons
bizarres, encore plus confus aujourd'hui que le volume était réduit. Avant même
que son père n'ait eu le temps de porter un doigt à sa bouche pour lui indiquer
de se taire, Pedro demanda rapidement :
« Papa, tu es de gauche ? »
Le père regarda son fils, puis sa femme, et tous les
deux tournèrent leur regard vers lui. Ensuite il abaissa et leva lentement la
tête pour acquiescer.
« Toi aussi on va t'arrêter ?
- Non, dit le père.
- Comment tu le sais ?
- C'est toi qui me portes bonheur »,
sourit le père.
Pedro s'appuya contre la porte, tout heureux qu'on
ne l'envoie pas se coucher directement comme d'autres fois. Il prêta attention
à la radio et il essaya de comprendre ce qui pouvait bien attirer ses parents
et leurs amis tous les soirs. Lorsque la voix à la radio dit : « la
junte fasciste » (4), Pedro sentit que toutes les choses qui se
baladaient dans sa tête se réunissaient comme dans ce jeu de puzzle où, morceau
par morceau, on assemblait la figure d'un voilier.
Le lendemain, Pedro avala deux tartines avec de la
confiture, risqua un doigt dans le lavabo, enleva ce qu'il avait au coin des
yeux et partit ventre à terre vers le collège pour éviter qu'on lui marque
encore un retard. La cloche n'avait pas encore, ding, dong, fini de sonner que
la maîtresse entra toute raide, accompagnée par un monsieur en uniforme, avec
une médaille sur la poitrine longue comme une carotte, des moustaches grises et
des lunettes plus noires que la crasse aux genoux.
« Debout les enfants et tenez-vous bien
droits », dit la maîtresse.
Les élèves se levèrent et attendirent le discours du
militaire qui souriait avec ses moustaches en brosse à dents sous les lunettes
noires.
« Bonjour petits amis, dit-il. Je
suis le capitaine Romo, et je viens de la part du gouvernement, c'est-à-dire du
général Pinochet, de l'amiral Merino, du général Leigh et de César Mendoza,
pour inviter toutes les classes de ce collège à écrire une rédaction. Celui qui
écrira la plus jolie de toutes recevra, de la propre main du général Pinochet,
une médaille en or et un ruban comme celui-ci aux couleurs du drapeau
chilien. »
Il mit les mains derrière son dos, écarta les jambes
en sautant et redressa le cou en levant un peu le menton. « Attention !
Assis ! » Les enfants obéirent par frottement, comme s'ils n'avaient
pas de mains.
« Bien, dit le militaire, présentez
cahiers... Cahiers prêts ? Bien ! Présentez crayons. . . Crayons prêts ?
Notez ! Titre de la rédaction : "Ce que fait ma famille le soir. "...
Compris ? C'est-à-dire ce que vous faites vous et vos parents quand vous
rentrez du collège et du travail. Les amis qui viennent. De quoi ils parlent.
Leurs commentaires quand ils regardent la télé. Tout ce qui vous passe
librement par la tête en toute liberté. D'accord ? Un, deux, trois, on
commence. »
Les enfants s'enfoncèrent le crayon dans la bouche
et commencèrent à fixer le plafond pour voir si par un trou le petit oiseau de
l'inspiration venait se poser sur eux. Pedro suça et resuça son crayon, mais il
n'en tira pas un seul mot. Il se gratta le nez et colla sous la table ce qu'il
en avait extrait par hasard. Leiva, son camarade de banc, se rongeait les
ongles un à un. Le capitaine s'approcha dans l'allée et Pedro put voir à
quelques centimètres la dure boucle dorée de son ceinturon.
« Et vous, vous ne travaillez pas ?
- Si, monsieur », répondit Leiva, et à toute
vitesse il fronça les sourcils, pointa la langue entre les dents et traça un
grand "A" pour commencer la rédaction. Quand le capitaine regarda le
tableau et s'installa pour bavarder tout doucement avec la maîtresse, Pedro
lorgna vers la feuille de Leiva :
« Qu'est-ce que tu vas mettre ?
- N'importe quoi. Et toi ?
- Je n'en sais rien.
- Qu'est-ce qu'ils ont fait tes parents hier
?
- Comme d'habitude. Ils sont arrivés, ils ont
mangé, ils ont écouté la radio et ils se sont couchés.
- Ma maman aussi.
- La mienne s'est mise à pleurer d'un seul coup.
- Les femmes, ça pleure tout le temps. T'as
remarqué ?
- Moi, j'essaie de ne jamais pleurer. Il y a
presque un an que je n'ai pas pleuré.
- Et si je te casse la gueule ?
- Pour quoi faire, puisque tu es mon copain ?
- Ça c'est vrai. »
Pedro mouilla la mine de son crayon avec un peu de
salive, soupira profondément et écrivit d'un seul jet le texte suivant :
« Quand mon papa revient du travail, je vais
l'attendre au bus. Parfois ma maman est à la maison et quand mon papa arrive
elle lui dit salut mon petit comment ça a marché aujourd'hui ? Bien lui dit mon
papa et toi comment ça a marché. On fait pour le mieux lui dit maman. Ensuite
je sors jouer au football et j'aime jouer à marquer des buts de la tête. Daniel
aime jouer goal et moi je le rends dingue parce qu'il ne peut pas bloquer quand
je shoote. Ensuite ma mère vient et elle me dit viens manger Pedro et moi je
mange de tout sauf des haricots car je ne peux pas les avaler. Ensuite mon papa
et ma maman s'asseyent sur le canapé du living et ils jouent aux échecs et moi
je fais mes devoirs. Plus tard nous allons tous au lit et moi je m'amuse à leur
faire des chatouilles aux pieds. Et après après après je peux rien raconter car
je m'endors. »
Signé :
Pedro Malbran.
P.-S. : - Si on me donne un prix pour la rédaction
j'espère que ça sera un ballon de football mais pas en plastique.
Une semaine passa, pendant laquelle un arbre
s'écroula de vieillesse dans le quartier, un gamin eut sa bicyclette volée,
l'éboueur resta cinq jours sans passer et les mouches se cognaient dans les
yeux des gens et leur rentraient même dans le nez, Gustavo Martinez, de la
maison d'en face, se maria et l'on distribua des parts de tarte comme ça aux
voisins, la jeep revint et l'on emmena le professeur Manuel Pedraza, le curé ne
voulut pas dire la messe dimanche, le Colo Colo gagna un match international
par une avalanche de buts, en travers du mur blanc de l'école apparut une
inscription en rouge : « Résistance. » Daniel se remit à jouer au foot,
le prix des glaces augmenta, et, quand Mathilde Shepp eut huit ans, elle
demanda à Pedro de l'embrasser sur la bouche : « T'es pas un peu dingue
», lui dit ce dernier.
Après cette semaine-là, une autre passa, et, un
jour, le militaire revint dans la classe avec les bras chargés de papier, un
paquet de bonbons et un calendrier avec la photo d'un général.
« Chers petits amis, dit-il à la classe.
Vous avez fait de très jolies rédactions, qui nous ont beaucoup amusés,
nous, les militaires, et au nom de mes collègues et du général Pinochet, je
dois vous féliciter très sincèrement. Ce n'est certainement pas votre classe
mais une autre qui a gagné la médaille. Mais pour vous récompenser de vos
sympathiques efforts, je vais vous remettre à chacun un bonbon, la rédaction
notée et ce calendrier avec la photo du héros. »
Pedro mangea le bonbon dans le bus celui qui le
ramenait chez lui. Il attendit au coin de la rue le retour de son père et, plus
tard, il posa la rédaction sur la table du dîner. En bas, le capitaine avait
écrit à l'encre verte : « Bravo ! Je te félicite ! »
Avalant les cuillerées de soupe d'une main et, de l'autre, se grattant le
nombril, Pedro attendit que son père eut fini de la lire. L'homme passa la
rédaction à la mère et la regarda sans rien dire. Il attaqua son assiette
jusqu'à ce qu'il l'eut nettoyée du dernier vermicelle, mais sans quitter sa
femme des yeux. Alors elle leva le regard de la feuille et sur son visage
apparut un sourire rayonnant comme un fruit. Sourire qui se communiqua
immédiatement au père :
« Bon,
dit-il. Il va falloir acheter un échiquier. »
« La Rédaction », Antonio Skarmeta, traduit de l'espagnol par Claude Fell,
Le Monde, 28 décembre 1980.
Vocabulaire :
1. Des parements : des décorations.
2. La Cordillère : chaîne de montagnes.
3. Ovationnait : acclamait.
4. Junte fasciste : conseil politique ou administratif au Portugal, en Espagne ou en Amérique latine.
Qui est le personnage
principal ? Donnez au moins deux raisons qui permettent de l’affirmer.
Faites une présentation
sommaire du personnage principal en vous appuyant sur des indices précis
relevés dans le texte.
Pourquoi le père de Daniel
a-t-il été arrêté ?
Qu’est-ce qu’une bonne
rédaction d’après le militaire ? D’après les parents de Pédro ?
Citez une phrase du texte
qui montre que Pédro, malgré son âge, a bien compris la situation politique de
son pays.
Pourquoi le père de Pédro
doit-il acheter un échiquier ?
a/ Justifiez le
titre donné à la nouvelle par son auteur.
b/
Proposez un autre titre à la nouvelle et justifiez-le.
Comment distingue-t-on les discours directs et indirects ? Observez les guillemets (« (…) »), comment les utilise-t-on ?