Heureux qui comme Ulysse ...

 

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Ou comme cestui-là qui conquit la toison,

Et puis est retourné, plein d’usage et raison,

Vivre entre ses parents le reste de son âge !

 

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village

Fumer la cheminée, et en quelle saison

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,

Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

 

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux

Que des palais romains le front audacieux ;

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,

 

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,

Plus mon petit Liré que le mont Palatin,

Et plus que l’air marin la douceur angevine.

 

Joachim du Bellay (1522 - 1560), Regrets XXXI, 1558

 

Ma Bohème

 

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Mon paletot aussi devenait idéal,

J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;

Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

 

Mon unique culotte avait un large trou.

— Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course

Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.

— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

 

Et je les écoutais, assis au bord des routes,

Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes

De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

 

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,

Comme des lyres, je tirais les élastiques

De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ! 

Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Poésies, 1870

 

Brise marine

 

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.

Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux

Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe

Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature !

 

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots ...

Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

Stéphane Mallarmé (1842 - 1898), Poésies, 1887

 

Saltimbanques

 

Dans la plaine les baladins

S’éloignent au long des jardins

Devant l’huis des auberges grises

Par les villages sans églises

 

Et les enfants s’en vont devant

Les autres suivent en rêvant

Chaque arbre fruitier se résigne

Quand de très loin il lui font signe

 

Ils ont des poids ronds ou carrés

Des tambours des cerceaux dorés

L’ours et le singe animaux sages

Quêtent des sous sur leur passage

 

Guillaume Apollinaire (1880 - 1918), Alcools, 1913

 

Emportez-moi

 

Emportez-moi dans une caravelle,

Dans une vieille et douce caravelle,

Dans l’étrave, ou si l’on veut dans l’écume,

Et perdez-moi, au loin, au loin.

 

Dans l’attelage d’un autre âge.

Dans le velours trompeur de la neige.

Dans l’haleine de quelques chiens réunis.

Dans la troupe exténuée de feuilles mortes.

 

Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,

Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,

Sur les tapis des paumes et leur sourire, 

Dans les corridors des os longs et des articulations.

 

Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.

 

Henri Michaux (1899 - 1984), Mes propriétés, 1938

 

La valise

 

    Ma valise m’accompagne au massif de la Vanoise, et déjà ses nickels brillent et son cuir épais embaume. Je l’empaume, je lui flatte le dos, l’encolure et le plat. Car ce coffre comme un livre plein d’un trésor de plis blancs : ma vêture singulière, ma lecture familière et mon plus simple attirail, oui, ce coffre comme un livre est aussi comme un cheval, fidèle contre mes jambes, que je selle, je harnache, pose sur un petit banc, selle et bride , bride et sangle ou dessangle dans la chambre de l’hôtel proverbial.

 

   Oui, au voyageur moderne sa valise en somme reste comme un reste de cheval.

 

Francis Ponge (1899 - 1988),  Pièces, 1962

 

Voyages

 

Moi aussi

comme les peintres

j’ai mes modèles

 

Un jour

et c’est déjà hier

sur la plate-forme de l’autobus

je regardais les femmes

qui descendaient la rue d’Amsterdam

Soudain à travers la vitre du bus

j’en découvris une

que je n’avais pas vu monter

Assise et seule elle semblait sourire

A l’instant même elle me plut énormément

mais au même instant

je m’aperçus que c’était la mienne

J’étais content.

 

Jacques Prévert (1900 - 1977), Histoires et d’autres histoires, 1963