Lexique et création poétique
" La chose part de sa signature. "
J. Derrida, Signéponge
Ce poème en prose, extrait de La Rage de lexpression, peut faire lobjet, avec des élèves de Bac Pro, de létude dune uvre intégrale. Notre propos ici nest pas dexposer ce que pourrait être une telle étude, mais de montrer en quoi une réflexion sur le lexique peut inviter les élèves à sinterroger sur les caractéristiques de luvre de Ponge et sur la nature de la création poétique.
Nous souhaitons, à travers lexposition dune brève séquence, tracer quelques pistes, qui peuvent pour un texte justifier une approche lexicale (plutôt que structurelle, énonciative, thématique ou autre).
Lamour de la langue, Ponge la contractée ¾ ce nest pas original pour un écrivain ! ¾ en fréquentant les dictionnaires. Ponge aime les dictionnaires et en particulier le Littré, tout le recueil de La rage de lexpression en témoigne, mais aussi dautres uvres notamment La table et plus encore La fabrique du pré. En prélude à létude du " Mimosa " et à notre réflexion sur la place du dictionnaire (voir notre troisième partie) dans luvre de Ponge on pourra donner ces quelques lignes aux élèves :
" Mon père avait, dans sa bibliothèque, le Littré, qui a une si grande importance pour moi, où jai trouvé un autre monde, celui des vocables, des mots, mots français bien sûr, un monde aussi réel pour moi, aussi faisant partie du monde extérieur, du monde sensible, aussi physique pour moi que la nature, la jusix [ la Nature] elle-même. Cest-à-dire que me plongeant dans le dictionnaire français, dans le dictionnaire Littré, parce que ce dictionnaire comporte de longs développements sur lhistoire des mots, la sémantique, et aussi sur létymologie, remontant fort souvent même plus haut que le latin, vers les racines védiques, eh bien, il est certain que là se trouve une des plus fortes imprégnations de mon enfance, et si lon veut bien examiner mes textes de ce point de vue [ ] eh bien, on verra que je nai jamais cherché quà redonner à la langue française cette densité, cette matérialité, cette épaisseur (mystérieuse, bien sûr) qui lui vient de ses origines les plus anciennes. Que jai voulu en quelque façon [ ...] regarder en face non seulement la langue maternelle, mais aussi bien la langue grand-maternelle ou des aïeules encore plus anciennes, et entrer profondément dans ce monde, aussi concret, je le répète, aussi sensible pour moi que pouvaient lêtre les paysages, les architectures, les événements, les personnes, les choses du monde dit physique. "
Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Gallimard / Seuil, 1970
Notre hypothèse est que le dictionnaire nest pas seulement une source dinspiration, mais quil est un des principaux générateurs de la poétique de Ponge. Dune certaine manière, le dictionnaire dans la pratique de Ponge devient lui-même matière poétique à part entière.
Dès le seuil de luvre, " Le mimosa " est placé discrètement sous légide de Littré. En effet, sans en signaler la source, la phrase (citée incomplète) de Fontenelle, placée en exergue du poème est extraite de larticle du Littré sur "enthousiasme (1) " (étym : inspiré par un dieu). Ce même enthousiasme que Ponge témoigne pour chaque objeu de sa poésie.
Séance 1 - Lorganisation du poème (2) :
Ce poème est, comme souvent chez Ponge organisé en une succession de paragraphes, séparés par des vides et qui ne sont pas toujours coordonnés les uns aux autres mais juxtaposés. Chaque paragraphe est une tentative pour approcher lobjet, pour le nommer au plus près. De nombreux paragraphes répètent le précédent tout en incluant de légères variations syntaxiques ou lexicales (ce sont les plus fréquentes). Certains de ces paragraphes nétant quune suite de définitions partielles piochées dans les dictionnaires et qui viennent influer sur le cours du texte. De sorte que le lecteur a limpression que Ponge lui fait part de toutes les étapes successives de la gestation du poème. Lécriture poétique de Ponge sinscrit dans un rapport au Temps, celui-ci est signifié par certaines dates, comme sil sagissait de la rédaction dun journal intime, un journal poétique. Le lecteur assiste ainsi à une naissance, faite dapproximations, de répétitions, de balbutiements. Chaque paragraphe nie les affirmations précédentes ou les modifie. A certains moments le poète tente une formulation définitive, il ajoute alors entre parenthèses " poème en prose " (dans lequel on trouve dailleurs des vers !), ou " poésie ". Ces tentatives successives, Ponge les nomme "variantes ", de sorte quaucun paragraphe ne prend le pas sur lautre, et même si le texte final est mis en valeur par la typographie (il est écrit en majuscules), on perçoit que Ponge ne présente pas ce texte comme une version définitive du " mimosa ", mais comme une possible nomination, parmi dautres du " mimosa ".
Avant daborder le poème de Ponge avec les élèves et avant quils laient lu, on pourrait leur demander une définition du mimosa, à la manière dun dictionnaire : genre, catégorie grammaticale, étymologie, et la description de lobjet. On garderait précieusement ce travail pour le confronter à celui de Ponge.
On peut aussi proposer un travail plus complexe, mais plus dynamique, notamment pour aborder la dernière partie de létude. On donnera les derniers vers du "Mimosa " sans le titre du texte, et bien sûr avant que les élèves aient pris connaissance du poème :
FLORIBONDS A TUE-TÊTE A DÉMENTIR VOS PLUMES
DÉFAITES DUN BOSQUET OFFENSÉ JUSQUAU CUR
PAR UNE AUTORITÉ TERRIBLE DE NOIRCEUR
LAZUR NARINES BÉES INSPIRANT VOS ORACLES
PIAILLEZ VOUS PIALLEZ DOR GLORIOLEUX POUSSINS
A laide du dictionnaire les élèves devront répondre aux questions suivantes :
1°) Ce poème vous surprend-il ? Expliquez.
2°) De quoi parle ce texte ?
3°) Quel titre lui donneriez-vous, justifiez votre choix.
Ce travail non évalué, est ramassé par le professeur et sera réutilisé à la fin de la séance pour le travail sur la métaphore.
Séance 2 - Les jeux du mimosa :
Le premier temps de cette étude est consacré à létude du mot " mimosa " dans le texte, et aux jeux linguistiques que ce signifiant engendre.
Le premier paragraphe confronte déjà les élèves à une difficulté de lecture :
" Sur fond dazur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien dhistrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa. " (75) (3)
Le paragraphe inaugural, présente le mimosa sous la forme dune métaphore déroutante pour évoquer une fleur, puisquelle propose une analogie avec le théâtre. Mai ce premier paragraphe est peut-être déjà à lire aussi comme une certaine interprétation du signifiant " mimosa " en : " mime / osa ". Comme si Ponge élaborait déjà une image inouïe du mimosa. A lorée du poème le mimosa rentre en scène (4) et surprend le lecteur par son apparence dArlequin jaune. A la page suivante, notre hypothèse se trouve confirmer : " Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa, il y a mima. " (76) Le substantif mimosa ne génère donc pas seulement des images, il engendre dautres vocables, ici un verbe. Mais si lon veut être plus précis, cest le procédé inverse qui opère : Ponge retrouve dans " mimosa " un dérivé de " mima ". Ce processus est rendu possible par la similitude phonique entre les deux mots, mais aussi par le recours à létymologie (5). Nous reviendrons sur ce rapprochement entre le mimosa et lacteur. Il sagit de rendre les élèves sensibles au fait que la poésie se construit, se joue à partir des dérives et des échos que les mots eux-mêmes peuvent susciter.
Ce jeu sur le signifiant se représente quelques lignes plus loin, mais cette fois sous la forme dune paronomase : " Les feuilles ont lair de grandes plumes, très légères et cependant très accablées delles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que dautres palmes, par là aussi très distinguées. " (75, cest moi qui souligne). Il y a dans ce rapprochement, non seulement un jeu phonique mais également un étonnant rapprochement entre les référents " plumes " et " palmes ", comme si les palmes étaient une sorte dextension, dagrandissement des plumes. Cette évocation des " plumes " va générer tout un champ lexical ; on retrouvera " houppette de duvet de poussin " (78), puis lassociation des couleurs communes au mimosa et au poussin, dans lexpression " poussins dor " qui revient dans de nombreux paragraphes.
Sans être une paronomase on trouve ailleurs un autre jeu qui est à la fois phonique et sémantique, après un passage où Ponge raconte que le mimosa était sa fleur préférée dans son enfance et quelle la initiée à la sensualité (76-77). Il termine cette évocation par ces lignes : " Tout ce préambule, qui pourrait être encore longuement poursuivi, devrait être intitulé : " Le mimosa et moi. " Mais cest au mimosa lui-même ¾ douce illusion ! ¾ quil faut maintenant en venir ; si lon veut, au mimosa sans moi. " (77, cest moi qui souligne). Par une relation dinclusion entre les deux vocables, cest comme si le " moi " était pris dans le " mimosa " ! Le sujet sous-jacent du poème cest bien le combat que le " moi ", le poète livre, face à la langue, face au mimosa, au poème " Le mimosa " : " Peut-être, ce qui rend si difficile mon travail, est-ce que le nom du mimosa est déjà parfait. Connaissant et larbuste et le nom du mimosa, il devient difficile de trouver mieux pour définir la chose que ce nom même. Il semble quil lui soit parfaitement appliqué, que la chose ici ait été touché des deux épaules. Mais non ! Quelle idée ! Puis, sagit-il tellement de le définir ?" (78) Adéquation semble-t-il parfaite du mot et de son étymologie du signifiant et du signifié, révélée par le dictionnaire :
" Mimosa, s.f. (mais daprès les botanistes s. m.) : nom latin dun genre de légumineuses dont la plus connue est la sensitive (mimosa pudica). Étymologie : voir mimeux.
Mimeux : se dit des plantes qui, lorsquon les touche, se contractent. Les plantes mimeuses. Étym. : de mimus, parce quen se contractant ces plantes semblent représenter les grimaces dun mime. " (85, ces définitions sont extraites du Littré, même si Ponge dit extraire des définitions du Littré, de la Grande Encyclopédie et du Larousse)
On retrouve dans la définition de " mimeux " lévocation du Pierrot dont nous parlions tout au début. Ponge avoue donc sa difficulté à définir un élément qui porte bien son nom. Si Ponge sémerveille de ladéquation du mot à la chose, il nest pourtant pas question dune conception cratylique de la langue. Ses exclamations et son interrogation situent bien les enjeux du projet de Ponge : il ne sagit pas de définir le mimosa, dont le nom par réflexion fonctionne comme une sorte de tautologie et donc se suffit à lui-même ; le projet de Ponge est ailleurs.
Le jeu sur le signifiant " mimosa " réapparaît sous la forme initiale du Pierrot, cinq pages après le début : " Accessoire de cotillon, accessoire de la comédie italienne. Pantomime, mimosa.
Un fervent de la pantomime osa
Enfer ! Vendre la pente aux mimosas. " (79-80)
On remarquera que le calembour ne joue pas seulement sur " pantomime / mimosa ", mais aussi sur la chaîne : " fervent / enfer / vendre ". Le jeu du calembour est fréquent chez Ponge qui fait jouer le signifiant dans tous les sens possibles. Sil choisit le calembour, cest certes pour offrir au lecteur un trait dhumour, mais aussi parce que le calembour est une matrice générative dautres mots que lobjet initial. Il est aussi jouissance de la langue, pure perte.
Une dernière opération sur "mimosa " est visible à la page 82, sous la forme du poème acrostiche :
" MIraculeuse
MOmentanée
SAtisfaction !
MInute
MOusseuse
SAfranée ! "
Ce procédé fonctionne en deux temps : dabord une décomposition du signifiant en unités syllabiques " mi/mo/sa ", puis une remotivation de ces unités qui se trouvent recomposées dans des substantifs ou dans des adjectifs. Chaque nouveau vocable évoquant une propriété du mimosa : jubilation, éphémérité, activité et couleur. Hormis " SAfranée " aucun des mots ne signalent lappartenance du mimosa au genre floral. On voit avec cet exemple supplémentaire que Ponge fait résonner à plein le signifiant " mimosa " dans tous les sens possibles.
Les élèves sont à même me semble-t-il, de percevoir quune des caractéristiques de la poésie de Ponge consiste à faire progresser la nomination de lobjet, par associations dimages, par construction / déconstruction du signifiant, qui produisent des déplacements de sens. Le travail sur le signifiant opère une modification du concept. Qui en effet penserait associer la fleur du mimosa à un poussin, si ce nest en passant par différentes étapes : la forme des feuilles qui font penser aux plumes, la couleur, laspect duveteux de la fleur etc. Il y a donc chez Ponge, entre autres procédés une poétique transformationnelle et générative. Cette poétique, Ponge ne la pratique pas seulement en jouant sur le signifiant, il saide également pour cela du dictionnaire.
Séance 3 - La part du dictionnaire :
Lusage et plus encore la citation du dictionnaire détourne celui-ci de sa fonction initiale, les définitions ne sont plus là pour définir lobjet élu par Ponge (sauf à montrer lincomplétude et linexactitude de ces définitions). Or tel nest pas le souci de Ponge, il nest pas question de remettre en cause les définitions du dictionnaire, ni même de les modifier ou de les compléter.
Les extraits que nous citons ne sont pas uniques, Ponge recopie plus de trois pages de dictionnaire (85-86, et 90-91), le procédé est assez rare (6) pour quil mérite donc que lon sy attarde.
Certaines des définitions sont complètes (" mimosa ", " mimeux ", par exemple) dautres non (" paroxyntique ", " enthousiasme "), certaines sont affublés de commentaire de lauteur : " Paradis ; [ ] Oiseau de paradis : à longues plumes effilées (tiens !) Paradis des jardiniers : saule pleureur (tiens, tiens !) (91). Étranges exclamatives que lon peut interpréter comme une jouissance de la découverte de la richesse de la langue, comme si Ponge mettait ces mots en réserve pour des textes futurs. Dautres mots sont cités sans être définis : " Geyser : non ne convient pas " (85) ou la suite de substantifs : " pompe, pompons, Pompadour, rococo " (91). Pourquoi les faire figurer, si ce nest pour rendre compte des balbutiements de lécriture poétique, de ses errances, ou pour montrer quils étaient là, disponibles comme les autres mots pour être exploités par la plume de Ponge.
Un dernier type de définition encore plus surprenant se trouve dabord à la page 86, isolé entre les définitions : " Eumonisa " (avec encore une lecture ludique possible : " uf mimosa ", sauf quici ce nest pas Ponge qui crée le jeu homophonique, mais le lecteur) et " Mimosées ". Il sagit du mot " Floribonde " qui napparaît sans autre mention, puis il est réemployé deux pages plus loin dans le vers : " Floribonds, à tue-tête, à décourage-plumes " (88, utilisé dans deux variantes), enfin il resurgit à la manière dune définition : " Floribond : ce mot ne figure pas au Littré. Il figurera donc dans les éditions futures. Il y a un échassier (genre de grue) du nom de florican." (90, cest moi qui souligne) Commentaire de Ponge qui semble particulièrement surprenant car " floribond : qui a beaucoup de fleurs " apparaît bien dans le Littré comme Supplément (ajout de Littré en 1876). Peut-être lédition qui lui venait de son père était-elle la première (1872) ? On peut aussi en acceptant toujours de faire résonner les mots ¾ cest peut-être ce quexige de nous la poésie ¾ entendre " floribond " comme " fleurit bon ". Ainsi, nous aussi nous créons, recréons un dictionnaire : " floribond : qui a beaucoup de fleur et qui fleurit bon ! " Le parfum du mimosa nest pas seulement dans la fleur, il gît aussi dans les replis de la langue, pourvu quon ly cherche.
On pourrait avec les élèves effectuer une comparaison entre les définitions complètes du Littré et les mêmes mots cités par Ponge, puis analyser le traitement quil opère dans son poème (en se demandant pourquoi il garde tel ou tel ou aspect de larticle du Littré, pourquoi il écarte tel autre) et enfin observer de quelle manière les définitions sont réutilisées dans le poème. Les raisons des transformations concernant la taille des citations ne sont pas, exclusivement économiques (dues à la longueur des définitions du Littré), elles participent dune stratégie voire dune éthique de lécriture de Ponge.
Mais avant denvisager ce dernier point, il nous faut étudier de quelle manière les définitions du dictionnaire sont réinvesties dans lécriture du poème. Doit-on sen tenir à la seule affirmation de Ponge lui-même : " Inutile de dire que jai considéré ces trouvailles comme, en faveur de ce que javais écrit, un bouquet de preuves a posteriori. " (91) ? Des mots dont Ponge cite larticle du dictionnaire et quil réutilise dans la version finale (7) du " mimosa ", on trouve les seuls : " floribonds " et " poussins ". Maintenant si lon prend en compte des mots qui apparaissent dans lune ou lautre définition, il faut ajouter : "plumes " (apparaissant dans les définitions de : " houppe ", " panache " et " paradis "), " oracles " (voir la définition d"enthousiasme "). Au total donc, peu de mots, néanmoins on peut faire lhypothèse que sans lusage du dictionnaire, Ponge naurait peut-être pas pensé à utiliser le vocable " oracle " dont rien ne justifie a priori quil puisse à un moment ou un autre référer au mimosa. Mais cest justement dans les parages de cet " a priori-ce-mot-ne-convient-pas ", que se situe toute lentreprise poétique de Ponge.
La langue, le dictionnaire autorisent donc le poète à poursuivre dans la voie quil sest tracée. Cependant on notera un singulier changement dans lécriture. Après les citations du dictionnaire, lécriture et lapproche du mimosa se font plus précises, plus rigoureuses (92-93), avant déclater sous formes de strophes, et de variantes successives dun même jet.
Nombreux sont donc dans ce texte les modes de citations du dictionnaire, ils ont lieu à deux moments de lécriture (85-86 et 90-91) et sont introduits à chaque fois par des expressions qui montrent la nécessité de sy référer : " A ce point de ma recherche je décidai de retourner au Littré, doù je retins ce qui suit " (89) Dans la gestation du poème le recours au dictionnaire est donc secours, parole qui confirme les dires du poète ou lincite à poursuivre sa recherche dans dautres directions. Le dictionnaire est nourriture, source denthousiasme, pour reprendre ce que nous écrivions au début. Il est un moment nécessaire dans le temps de lécriture du journal poétique. Citer le dictionnaire cest non seulement le faire participer à la genèse du poème mais cest aussi lui rendre hommage et à travers lui, rendre hommage à la langue maternelle. Le dictionnaire comme la langue est un don, et cest, une fois libéré de ce don du dictionnaire que le poète peut accomplir son uvre.
Si le poète saffranchit provisoirement du dictionnaire il libère également celui-ci ; en lui retirant toutes les citations qui laccompagnent sauf deux (une de Renan et une de dAubigné, poète et dobédience protestante comme Ponge !) et en lallégeant, nous lavons dit, de certaines étymologies. Ainsi, comme sil était réécrit, retravaillé pour avoir le droit de citer, le dictionnaire devient une uvre dans le poème, placée en abîme (8) au sein de luvre du poète. Dans ce nouveau traitement de la citation du dictionnaire, cest comme si Ponge redonnait vie à la langue du seul Émile Littré quil débarrasse des auteurs encombrants (cités dans le dictionnaire pour illustrer chaque définition). Une justification de nos propos pourrait se trouver à la page 79 : " Il y a de la sollicitude dans son geste [ à propos du mimosa] et son exhalation. Lune et lautre sont des épanchements, au sens quen donne Littré : communication de sentiments et de pensées intimes. Et de la déférence : condescendance mêlée dégards et dictée par un motif de respect. " (79). On voit ici que Ponge cède la place à la parole de lautre (Littré), en incluant les définitions de Littré comme du discours rapporté. La langue de Littré se substituant provisoirement à lautre, parce que le poète reconnaît à cet instant quelle est plus juste, quil na rien à y rajouter, ni à y retrancher.
Une dernière remarque avec le dictionnaire, car Ponge lui-même ne se fait pas seulement témoin et mémoire de la langue (comme Littré), il est aussi créateur, non seulement pour dire le mimosa, mais aussi pour inventer du lexique (9). Il crée par exemple le mot " poussinantes ", à partir de " poussinée " qui existe : " Geyser de plumes poussinantes ! " (82). Il invente également des mots composés : " décourage-feuilles " (86), " décourage-plumes " (87), " navre-plumes " (88). Il serait intéressant de réfléchir avec les élèves sur le sens quont ces mots dans le texte et les effets quils provoquent à la lecture. En proposant des hypothèses de sens et en interprétant ces néologismes, le lecteur devient lui aussi pour une part (modeste), rédacteur du dictionnaire et créateur du lexique.
Séance 4 - Mimosa et mimesis :
A partir des deux parcours rapides que nous venons deffectuer : lanalyse du signifiant " mimosa " comme matrice générative du poème du même nom, et de lanalyse du dictionnaire comme source denthousiasme et parole mise en abîme, nous avons montré comment le lexique travaille luvre poétique. Cependant une réflexion sur le lexique dans la poésie de Ponge serait incomplète, si elle nenvisageait pas quelle conception poétique soffre au lecteur au travers de cette nomination des objets (ici le mimosa). Pour le formuler autrement : que nous dit le poème "Le mimosa " de la poésie ?
On pourrait pour aborder de biais cette question délicate questionner les élèves sur les trois dernières pages, en leur demandant :
1°) Où apparaît le mot " mimosa " ?
2°) Pourquoi à cette place ?
3°) Relevez des analogies (correspondances) entre le mimosa et chaque expression de la dernière version du " mimosa " (10).
Dans les dernières pages le " mimosa ", napparaît plus dans le corps du texte, il nest plus que le titre de différentes variantes dun même poème en vers. Apposé comme titre, il est lemblème des poèmes, mais ce titre contrairement à larticle du dictionnaire nannonce aucune définition. Il ny a pas lieu pour Ponge de répéter lopération du dictionnaire, mais par le travail de la métaphore de se libérer, de libérer lobjet de toute définition préétablie, de toute surdétermination. " Le mimosa " dans les dernières variantes nest donc plus quune métaphore, et cest le rôle de cette dernière de suppléer aux dictionnaires et à nos représentations restreintes du concept. Cest ce travail de la métaphore qui conduit le lecteur, du mime Pierrot aux " poussins dor " (le seul passage du singulier au pluriel est déjà significatif des opérations que Ponge impose à son objet) quil faut en dernier lieu analyser avec les élèves (11).
On sattachera a montré ce qui dans cette succession dimages uni le comparé (le mimosa) à ses comparants (" plumes ", " poussins ") : la couleur, la légèreté, la fragilité. Mais il ne faut pas se limiter aux analogies, et insister au contraire sur lécart que Ponge creuse entre les deux. Quelque commentaire que lon puisse proposé de ces métaphores ; de ce " mimosa " métamorphosé en " poussins ", il nen demeure pas moins que la chose (le mimosa) et le poème " Le mimosa " gardent leurs énigmes (que sont par exemple les " oracles " du mimosa ? La voix de la Nature, celle du Temps, celle de la fin ?).
La poésie de Ponge est promesse, et exige de la patience comme il en avait prévenu le lecteur : " Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de sa part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser conduire au risque de sennuyer par mes longs détours, en lui affirmant quil goûtera sa récompense lorsquil se trouvera amené par mes soins au cur du bosquet de mimosas, entre deux infinis dazur. " (87)
Grâce à lopération métaphorique la poésie saffirme comme mimesis. Non pas quelle reproduise la Nature, car ce nest pas la Nature elle-même que la poésie reproduit mais ses actes, en cela le poète comme la Nature qui lenthousiasme, est créateur. Si en fin de compte lacte final qui dit " Le mimosa " surprend, déroute le lecteur dans sa propre représentation du monde, cest que Ponge ne lui offre pas un bouquet de mimosas (ce qui serait la mimesis du mimosa !), ni même une nouvelle définition du mimosa mais un poème. Cest le mystère, létrangeté de ce poème qui est la récompense du lecteur.
Lentreprise de Ponge est immense, diémurgique, puisquil sagit de retrouver un monde neuf, un monde davant-monde où tout reste à nommer. Le lexique de Ponge tisse des réseaux de significations inédites entre les mots et les concepts, pour Ponge la Nature est en acte, elle nest pas figée par les mots qui la dénomment, comme lécrit Blanchot : " Ponge surprend ce moment pathétique où se rencontrent sur la lisière du monde, lexistence encore muette et cette parole, on le sait, meurtrière de lexistence. Du fond du mutisme il entend leffort dun langage venu davant le déluge et, dans la parole claire du concept, il reconnaît le travail profond des éléments. " (12)
Si dune certaine manière le sujet du poème sefface ou se métamorphose jusquà nous devenir étranger cest que peut-être le sujet nest pas là où lon croit. Plus encore que le mimosa, objet dattention pour Ponge, la fleur cède la place au déploiement de la rage de lexpression (titre du recueil), la poésie. Ponge a dune certaine manière libéré la représentation que son lecteur avait du mimosa, il a peut-être aussi libéré la fleur de son nom. " Le mimosa " aura donc mimé lacte poétique.
" Le mimosa ", nest-il pas alors comme la mimesis dont il garde encore la saveur ; lessence même de la Poésie ? Un bouquet de métaphores offert au lecteur.
Nous espérons avoir esquissé à travers cette cueillette du "Mimosa ", la légitimité dune approche lexicale, qui ne saurait se restreindre à une élucidation du vocabulaire, certes souvent nécessaire. Nos élèves qui ont souvent besoin dêtre étonnés (quoi quon en dise), devraient retrouver dans la poésie de Ponge, loccasion de quelques jubilations. Non seulement cette entrée par le lexique permet daborder les textes autrement, mais elle est également fructueuse pour envisager lesthétique dun genre ou dune uvre (13). De plus ces moments (trop rares ?) offrent la possibilité aux élèves de sinterroger sur la nature de la langue, létymologie, la polysémie, bref tout ce qui fait de la langue et de la littérature une lettre vive !
Reste maintenant à inventer des stratégies didactiques pour favoriser une telle approche.
Eric HOPPENOT
Professeur au LP Léonard de Vinci (Bagneux)
IUFM de Versailles
Chargé de Cours à Paris V
notes :
(1) L'excellente édition du Littré en CD ROM (éd. Redon), permet aussi ce genre de découverte !
(2) Cette partie sur l'organisation du poème est ici en guise de présentation du texte, elle n'appartient pas à la séance sur le lexique et exige un travail à part entière.
(3) Les références de pages renvoient à l'édition Poésie / Gallimard
(4) Une analyse de la phrase montrerait également que le mimosa est rejeté tout en bout de phrase, ménageant ainsi la surprise de son apparition.
(5) Dans un de ces textes, Pour un Malherbe je crois, Ponge explique que l'étymologie est de toutes les sciences, celle qui est le plus utile au poète.
(6) On le trouve aussi dans presque tous les textes de La rage de l'expression, La fabrique du pré et peut-être d'autres. Dans un de ses poèmes " Sur le franc bord ", Lettera amorosa, in La Parole en Archipel (p. 346-347, La Pléiade) et dans le recueil Chants de la balandrane (p. 571-572, La Pléiade), R. Char cite également abondamment Le Littré..
(7) Ce choix d'effectuer la comparaison avec la dernière mouture est évidemment arbitraire. Mais à peu de chose près on trouverait les mêmes résultats pour les versions antérieures du "Mimosa ".
(8) Pour reprendre une expression de Ponge : " Le soleil placé en abîme. "
(9) On pourra sans doute prendre au sérieux , ces propos de Ponge : " Il faut que mon livre remplace : 1° le dictionnaire encyclopédique, 2° le dictionnaire étymologique, 3°, le dictionnaire analogique (il n'existe pas), 4° le dictionnaire des rimes (de rimes intérieures, aussi bien), 5° le dictionnaire des synonymes, etc., 6° toute poésie lyrique à partir de la Nature des objets, etc. ", " My creative method " in Méthodes, Gallimard, 1961
(10) Cette dernière variante est celle que nous avions donnée au préalable aux élèves, voir p. 3 de notre texte.
(11) Ce travail doit être fait en étudiant de près la structure et la progression du poème. C'est le sujet d'une autre séance.
(12) M. Blanchot, "La Littérature et de le droit à la mort ", La Part du feu, p. 323, Gallimard, 1949
(13) Une entrée par le lexique peut se faire par exemple pour Rabelais, Verne, Apollinaire, Michaux, Queneau, les écrivains créoles