Dans
la scène XI de l'acte II de Topaze, Marcel Pagnol confronte deux
personnages totalement opposés. D'une part le naïf instituteur Topaze, récemment
renvoyé de la pension Muche, d'autre part, la rusée Suzy, compagne et complice
de l'escroc Castel-Bénac. Ce dernier confie à sa maîtresse le soin de
convaincre Topaze de ne pas les dénoncer et surtout de travailler pour eux
comme prête-nom. Il
est donc intéressant d'étudier les moyens mis en oeuvre par Suzy tout au long
de cette scène.
Dans
un premier temps, Suzy utilise les ressorts du mélodrame. Il s'agit d'abord d'émouvoir
Topaze en bâtissant une histoire crédible. Elle fait appel au sentiment
paternel en jouant la petite fille innocente, puis la jeune fille victime.
"Je n'étais encore qu'une enfant....Ah! Pas complice.... victime!"
Cette opposition se retrouve dans sa manière de présenter la situation :
"vous savez dès maintenant ce que je voulais vous dire demain."
Elle
montre d'elle même une image de faiblesse en se laissant tomber sur le canapé
au début de la scène. Elle baisse le ton (dans un souffle, elle murmure) pour
donner à l'entretien l'aspect d'une confession et amener Topaze à se
rapprocher. Il lui faut établir un contact presque physique pour mieux le
subjuguer.
De
façon astucieuse, elle établit un parallèle entre leurs situations : ainsi,
elle met Topaze sur le même plan qu'elle; il ne peut la juger sans se juger
aussi. (je signais sans savoir, comme vous tout à l'heure). Il est donc aisément
trompé, d'autant plus que Suzy lui plaît énormément. Des expressions comme
"douloureux roman" ou "accent de la sincérité" ajoute un
élément comique car Topaze montre au public l'étendue de sa naïveté.
Dans
un second temps, comme Topaze est maintenant suffisamment ému, Suzy utilise son
arme principale : la séduction féminine. Il reste suspendu à ses lèvres et
son comportement prouve qu'il la croit. Il est "ébloui", "prend
un air énergique" tandis qu'elle le regarde dans les yeux. Suzy ménage
des pauses dans la conversation (les points de suspension), elle teste le résultat
de chacune de ses paroles. On sent qu'elle avance doucement pour ne pas choquer
Topaze, elle reste au bord de l'aveu.
La
gradation "perdue, ruinée, déshonorée" conclut élégamment sa
stratégie. L'ordre des mots indique d'ailleurs les priorités qu'elle suppose
à Topaze : le déshonneur est placé à la fin. Celui-ci cède une première
fois en renonçant à sa dénonciation, mais il faut encore le convaincre de
signer les papiers.
Elle
propose enfin à Topaze de s'introduire dans la place et les bonnes grâces de
Castel-Bénac pour mieux le tromper. Il est enfermé dans un dilemme, (Ce débat
est cornélien) dénoncer Castel Bénac et perdre Suzy, ou se faire le complice
d'un escroc et garder la jeune femme. En réalité, il a d'autres choix, c'est
l'habileté de Suzy qui le contraint à choisir en temps limité : "c'est
tout de suite qu'il faut choisir." Elle avoue d'ailleurs qu'elle a un plan,
plan dont la minutie contraste avec l'image qu'elle a donné d'elle-même dans
les répliques précédentes ! Cette petite fille perdue possède des dons de
stratège.
Toutes
les ressources de Suzy sont maintenant à l'œuvre : appel à l'esprit
chevaleresque, "j'ai tant besoin de vous, il faut regagner la confiance de
notre ennemi."; contact physique, "Elle lui serre les deux
mains."; comédie de l'innocence, "elle feint de chercher, qu'est-ce
que c'est que ça ?" et regard insistant pour charmer Topaze en proie à
une dernier scrupule.
Au
cours d'une improvisation brillante qui dénote une longue habitude de la
tromperie et de la séduction, Suzy manipule habilement Topaze en jouant sur
plusieurs registres sentimentaux. Elle reste cependant suffisamment ambiguë
pour ne pas s'engager clairement. Cette
scène marque l'entrée définitive de Topaze dans une nouvelle carrière et
donne des indications précises sur le dénouement : "quand vous jugerez
que vous pouvez frapper sans m'atteindre, alors vous frapperez !" |